Situé aux confins de l’Inde, entre les puissances rivales que sont la Chine et le Pakistan, le Ladakh vit sous le poids constant de sa géopolitique. Ses habitants, farouchement attachés à leur terre et à leur identité locale, redoutent de devenir étrangers chez eux, à mesure que s’effritent leurs protections politiques et culturelles. La répression sanglante d’un mouvement jusqu’alors pacifiste a ravivé ces peurs. Mais semble aussi avoir durablement enlisé la situation dans une crise de confiance sans précédent.
Éclipsées par les événements qui secouaient alors le Népal, les manifestations de septembre dernier au Ladakh ont pourtant révélé une fracture profonde au cœur de la frontière himalayenne indienne. Le 24 septembre 2025, après plus d’un mois de grève de la faim menée par l’activiste Sonam Wangchuk et un mouvement strictement pacifique depuis six ans, la contestation a basculé dans la tragédie.
Quatre jeunes hommes ont été tués. Et plus de quatre-vingt-dix personnes blessées lorsque les forces de sécurité ont ouvert le feu. L’incendie du bureau local du parti politique au pouvoir, les tirs sans avertissement rapportés par des témoins, l’irruption des forces au sein même du site de la grève de la faim et les arrestations massives ont plongé Leh dans un silence lourd, brisé seulement par le couvre-feu et les coupures d’internet. Depuis, la région peine encore à comprendre comment un mouvement gandhien a pu être réprimé avec une telle violence.
Quand un mouvement gandhien est taxé de terrorisme anti-national
À mesure que les récits se sont accumulés. Celui d’une sœur apprenant la mort de son frère, simple passant touché d’une balle dans le cou. Celui d’un manifestant atteint au ventre alors qu’il tentait de calmer la foule. Une même impression s’est installée : la version officielle minimise la responsabilité des autorités. L’arrestation de Wangchuk le 26 septembre, sous le sévère National Security Act, a été vécue comme un point de non-retour. Pour beaucoup de Ladakhis, l’État central a tenté de transformer un mouvement citoyen, fondé sur la préservation de l’écosystème fragile et de l’identité locale, en affaire d’ordre public menée par un dangereux terroriste. Les organisations civiles ont alors suspendu tout dialogue avec le gouvernement. Exigeant une enquête judiciaire indépendante et la reconnaissance que les Ladakhis n’ont jamais agi contre la nation.
Le Ladakh de 2019 à 2025
Mais pour comprendre l’ampleur du choc, il faut revenir aux années précédentes. En 2019, la fin du statut spécial du Jammu-et-Cachemire et la création du Territoire de l’Union du Ladakh avaient, au début, suscité l’espoir. Celui d’une plus grande autonomie locale, d’une gestion adaptée aux réalités de la région. Ces attentes ont pourtant laissé place à un sentiment profond de dépossession. Alors que les conseils locaux perdaient de leur influence et que le gouvernement central repoussait les demandes de garanties constitutionnelles. Le 24 septembre, pour beaucoup, n’a donc pas été une explosion spontanée. Mais bien l’aboutissement de six années de frustration face au chômage, aux promesses non tenues et à la peur de voir disparaître l’équilibre culturel et écologique du Ladakh.
La situation s’enlise, la colère demeure
Aujourd’hui, dans les ruelles figées de Leh où flottaient autrefois les rires des voyageurs, la méfiance domine. Les habitants — dont la majorité a un parent engagé dans l’armée ou les forces de sécurité — peinent à accepter que leur patriotisme ait été soudainement mis en doute. Les usages du terme « anti-national » pour désigner des citoyens réclamant des droits inscrits dans la Constitution ont laissé une blessure durable.
Plus qu’un simple épisode de violence, la crise de Leh semble résonner comme un avertissement. La sécurité ne peut devenir synonyme de suppression, et la stabilité des marges géopolitiques dépend de l’écoute réelle de ceux qui y vivent. Pour le Ladakh, la route vers l’apaisement passera nécessairement par la justice, la transparence et la reconnaissance de sa voix. Pour l’heure, Delhi a officiellement ouvert une enquête suite aux événements de septembre dernier. Confiée à un juge de la cour suprême indienne désormais retraité. Sonam Wangchuk, lui, est toujours en prison à plus de 1.000km du Ladakh.
Illustration – Vue de Leh, Ladakh. © Pixabay
