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Pas d’ascenseur pour les étoiles ou pourquoi grimper des 8 000 ?

L’INTENSITE DE VIVRE

Je crois que chez les alpinistes, cordillièristes ou himalayistes de haut vol, la centaine d’hommes et de femmes qui grimpent des 8.000, les quêtes par génération sont différentes, et pourtant elles se ressemblent.

On parle peu de la beauté quand on parle de montagne. Et pourtant quand on grimpe, elle en impose dans toute sa splendeur. Tomasz Mackiewicz, le compagnon de cordée au Nanga Parbat d’Élisabeth Revol, en 2018, que tous deux sommetirent, mais dont seule elle revint, grâce à la performance de Denis Urubko et d’Adam Bielicki, disait que cette montagne qu’il chérissait plus que toute autre, était comme un immense réfrigérateur, vu de l’intérieur. Presque une parole d’enfant que chacun peut comprendre.

D’abord la question du pourquoi et du but n’est pas à propos, ce qui les motive, c’est en premier lieu de bouger et de faire. Mallory que vous citiez, Arnaud dans « La poésie d’une ascension inutile« , à qui l’on demandait « Pourquoi grimper les montagnes ? Parce qu’elles sont là ! », avait en une pirouette qui n’était pas qu’un bon mot, posé la donne. Quelqu’un trouvera t-il un jour la photo de sa femme qu’il avait promis de poser sur l’Everest s’il sommetait et qu’on n’a jamais retrouvée sur lui…

« S’élever pour se vaincre et se sentir libre »

Grimper, du marronnier dans le jardin ou de l’érable, du pommier dans la cour relève de la même envie, s’élever pour se vaincre et se sentir libre. C’est un état d’esprit pour changer d’angle sur ce que l’on voit et surtout prendre du plaisir, à la montée comme à la satisfaction de la cime.

Bien sur, la quête de l’identité est partie intégrante du voyage, mais c’est surtout se faire face dans l’adversité et connaître jusqu’où on ne peut se transgresser ou en plus simple, jusqu’où on ne peut plus aller, sans se mettre en péril avec les cartes cachées.

Certains passent outre et reviennent sains et sauf, d’autres y feront leur dernier voyage. Ce sont les morts magnifiques qui dormaient dans leur linceul de glace et de neige et qu’on a exhumé car ils faisaient désordre dans le trésor de guerre qu’est devenu l’Everest.

La majorité ont péri dans leur rêve. Mais pas sans connaissance des causes. Quand on décide de s’attaquer aux risques, calculés ou imprévisibles, on sait ce que l’on entreprend. Ces êtres sont des pro au même titre que ceux qui tournent en boucle sur des circuits de F1 à plus de 300 km/h ou des grands skippers qui griffent les océans. Ces grimpeurs émérites fréquentent rarement les salles de gym où l’on pousse de la fonte, et pourtant leur outil de travail, leur corps est taillé pour l’effort, l’endurance avec ce petit plus de réserve qu’on garde sous le pied en cas de coups durs.

« Le point commun, nous le partageons : notre désir de vivre ! »

Comme dans toute autre fratrie, il doit il y avoir des désaxés, des suicidaires, mais le point commun à toutes ces femmes et à tous hommes, nous le partageons. C’est notre désir de vivre.

Et si l’on y renonce pour x raisons en très haute altitude, c’est que le cerveau mal irrigué a des ratés et que chacun sait que la mort par hypothermie, après la brûlure du froid, c’est l’anesthésie et l’une des plus douces façons de tirer sa révérence. S’asseoir un peu trop longtemps, c’est abdiquer en rêvant à toutes les courses, les sommets qu’on a déjà gravis en une parcelle de nuit, alors qu’il fait jour depuis toujours.

Mais la montagne offre une autre connaissance qui n’est pas à la portée du premier venu, la lucidité du choix. Quand renoncer reste une option. Même avec toutes les données, connues ou probantes, son expérience d’homme, après tant d’investissements et d’efforts, (on monte et l’on descend avec sa tête et sa trempe, les membres ne sont qu’un outil), renoncer ce n’est pas échouer, c’est se donner le luxe de rebattre les cartes pour recommencer. D’un autre côté, l’on est que de passage et les montagnes changent rarement d’adresse.

Vous en connaissez beaucoup d’écoles, d’université, d’entreprises qui apprennent à renoncer, dans ces sociétés où seul le succès prime ? Une société riche de ses membres n’est pas une société où la compétition prime avec un seul élu, le premier, dont trente ans après plus personne ne se souviendra. Une société riche, c’est une société où le partage et surtout l’émulation priment. De l’ancien au poussin, le savoir par émulation enrichit tous ses membres avec cette notion que l’acquis se partage, se remet en question, et qu’on peut toujours faire mieux, seul ou en groupe. C’est là l’un des atouts majeurs de la force du guide de haute montagne comme du sherpa, du cordillièriste comme de l’himalayiste solitaire.

« S’offrir des chemins de traverse relève du blasphème »

D’autres besoins guident l’alpiniste, cette nécessité de l’inconnu et de l’aventure. En ces temps où l’on nous voudrait formatés, gouvernés par des algorithmes imposés dans nos choix et ou le hasard n’a plus droit à la parole, s’offrir des chemins de traverse relève presque du blasphème.

Pourtant non loin du Karakoram, la nouvelle Mecque des himalayistes, là ou culminent la famille des Gasherbrum, de la Tour de Mustagh, du Broadpeak et du K2, un dilemme se fait jour.

Peut-on s’offrir le luxe de grimper des légendes quand à quelques centaines de kilomètres des enfants dès l’âge de marcher sont séquestrés avec leur famille, violés ou meurent car leur rendement est déficient dans les briqueteries ? Seule une femme se bat contre cet esclavagisme. Je sais peu de chose mais le nombre fait la force, et si la diplomatie s’en mêle pour proposer un pourcentage traçable sur les différents visas qu’octroient ce pays, pour sauver ces enfants de l’enfer, l’arête des Abruzzes sera plus légère sous le souffle de nos pas.

Calculer à son désir son envie de liberté n’est pas non plus donné à tout le monde, cela a un coût et pécuniaire et sociétal. Comment, des types mettent leur vie en jeu, touche du doigt l’impossibilité d’être heureux H24, comme Reinhold Messner ou Fred Beckey, mais sont plutôt radieux quand ils ouvrent une nouvelle voie ou déflorent un sommet inconquis, et la majorité si elle salue l’exploit, reste circonspecte.

« Le danger épice la montagne comme le sel, l’œuf dur »

Oui, le danger épice la montagne comme le sel, l’œuf dur. Et l’on grimpe par ce qu’on aime ça, comme d’autres aiment jouer d’un instrument ou s’intéresse au phénomène encore flou de l’intrication dans la physique quantique. On pratique parce qu’on aime cet état d’esprit, en expé ou en solitaire et voir les glaciers comme des limandes, là où d’autres crapahutent entre séracs et crevasses. Car ce chemin, on l’a fait, chaque fois différent et chaque fois dangereux. C’est notre promiscuité avec le risque qui nous a donné l’expérience de tenter ces premières, c’est en nous et pour nous et pas pour épater la galerie, à coup de chronos et de catalogue de 8 000, à grands renforts de tam-tam revisités par des milliardaires en short de la Silicon Valley.

C’est pourquoi quand ces êtres d’exception donnent des conférences ou publient des livres ou des documentaires, faite fi de l’adage et soyez curieux. Aller les écouter, lisez-les, regardez leurs films, soutenez-les, non pour les comprendre, mais entrevoir la beauté qui parfois leur échappe dans une phrase maladroite, vous saisirez un peu de cette poussière de givre et du pourquoi qui guide leur pas. L’intensité de vivre.

     À Tomasz « Tomek » Mackiewicz, sa femme et ses trois enfants.

Illustration © DR

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Lucien Cadiot

Lucien Cadiot a vécu son enfance dans la Cordillère des Andes au Pérou. C'est un Poète, auteur et nouvelliste dont les Échecs, le Cinéma, la Montagne et New York City sont les passions.

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