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1876 : Isabella Straton, une femme pour la première hivernale au Mont Blanc !

Dans Histoire du Mont Blanc et de la Vallée de Chamonix, paru en 1878, Stéphen d’Arve raconte de nombreux chapitres de la longue histoire du mythique point culminant des Alpes. Il compte notamment l’ascension victorieuse de la Britannique Isabella Straton. Héritière de la famille Straton et débarrassée des contingences matérielles, elle peut se permettre de passer beaucoup de temps en montagne. Elle s’y adonne gaiement, notamment avec son amie Emmeline Lewis Lloyd, au Cervin comme au Mont Viso.

En 1876, Isabella Straton devient la première femme à gravir le Mont Blanc en hiver, grillant ainsi la politesse à Meta Brevoort qui s’y était essayé lors de plusieurs tentatives. Sa cordée est d’ailleurs la toute première à parvenir au sommet en hiver. Aucun homme n’était arrivé jusque là (sans elle) ! Une sacrée réalisation à une époque où les médecins jugeaient les femmes inaptes à la pratique de la montagne !

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<< L’hiver de 1875-1876 a été témoin de plusieurs tentatives d’ascensions au Mont-Blanc : la première, par Miss Brewort, en décembre ; la seconde, le 19 janvier, par M. James Eccles, de Blackburn, et le peintre Loppé : enfin, une troisième, la seule qui ait été couronnée d’un plein succès, le 31 janvier 1876, par Miss Mary Isabella Stratton, membre du Club Alpin français, sous-section de Chambéry (Savoie).

Miss Brewort était accompagnée de son neveu, avec lequel elle a fait un grand nombre d’ascensions. Après trois tentatives, la caravane, composée de ces deux touristes et de guides suisses, n’a pu parvenir que jusqu’au Grand Plateau (3.920 mètres) et a dû renoncer, à cause du mauvais temps, à atteindre le sommet du Mont Blanc.

MM. Eccles et Loppé ont eu également à lutter contre le mauvais temps et n’ont pu dépasser le Grand Plateau. Malgré l’insuccès de cette tentative, insuccès relatif, car les touristes avaient atteint 3.932 mètres, il résulte de leurs observations une constatation fort curieuse, que M. Loppé traduit en ces termes dans une lettre qu’il nous adressait à ce sujet : « Contrairement à la croyance populaire selon laquelle le froid serait terrible en hiver dans les hautes régions alpestres, je pense qu’il n’est guère plus fort en hiver qu’en été : l’air y est plus léger, beaucoup plus sec que dans les plaines, et moins sujet à varier. L’épaisse couche de neige qui recouvre les hautes montagnes empêche toute évaporation du sol, et peut-être aurions-nous pu constater, si nous avions pu exposer nos thermomètres à la cime du Mont-Blanc du côté de l’Italie, un nombre de degrés au-dessous de zéro bien moindre que celui que l’on serait porté à imaginer. A huit heures du soir, aux Grands Mulets, nos thermomètres ne marquaient que 7 degrés au dessous de zéro. A huit heures du matin, au Petit Plateau, 3.385 mètres : 12 degrés. Or, on avait constaté, à Chamonix même, 11 degrés à la même heure ».

Ces observations confirment l’opinion que nous avons osé émettre dans un précédent chapitre, que l’ascension est réellement plus dangereuse en automne et au printemps qu’en plein hiver, et qu’à part la plus grande fréquence des tourmentes à redouter et l’incommodité des jours trop courts, elle serait relativement plus facile.

Ceci ne doit diminuer en rien le mérite de Miss Stratton qui, après avoir fait trois ascensions d’été, a voulu en accomplir une en hiver. Miss Stratton veut évidemment tenir la corde parmi ses émules, dans ce redoutable sport. Nous allons raconter son plus récent exploit dans tous ses détails, recueillis par la plume d’une des secrétaires de la sous-section de l’Alpin Club de Chambéry, M. Emile Raymond, avocat.

Ce récit a été fidèlement écrit sur les notes fournies par l’excellent guide Sylvain Coutter ; car Miss Isabella a les jambes plus agiles que les doigts.

« Miss Isabella Stratton est partie de l’hôtel des Alpes le 28 janvier, à huit heures du matin, accompagnée de deux guides, Jean Charlet et Sylvain Couttet, et des porteurs Simond et Michel Balmat. La compagnie fit une grande halte à la Pierre-Pointue et n’arriva aux Grands Mulets que vers huit heures du soir. Les traces de la caravane dont avait fait partie M. Loppé étaient encore parfaitement visibles et facilitèrent beaucoup la marche jusqu’aux Grands Mulets ; mais au-delà, elles avaient presque entièrement disparu.

Le thermomètre marquait 11 degrés centigrades au-dessous de zéro.

Le 29, à cinq heures du matin, Miss Stratton quitta les Grands Mulets ; elle parvint au Grand Plateau à onze heures, et aux Bosses du Dromadaire à deux heures et demie : la température était descendue à 17 degrés.

Au sommet de la côté du Grand Plateau, un accident avait retardé la marche : le porteur Simond était le dernier de la caravane ; le pont de neige s’était cassé sous ses pieds, et il est tombé dans une crevasse à une profondeur de douze pieds. Le sauvetage s’est opéré heureusement, mais non sans de grandes difficultés. Par suite de ce retard, il ne fallait plus songer à atteindre le sommet du Mont Blanc ce jour-là, et Miss Stratton dut revenir aux Grands Mulets, où elle arriva à cinq heures.

Le temps avait été très calme pendant toute la journée ; un léger brouillard reposait sur la vallée ; mais, au-dessus, l’air était d’une grande pureté et tout aurait contribué à faciliter l’ascension, qui aurait certainement réussi dès le 29, si la caravane, au lieu de partir à cinq heures du matin, avait quitté les Grands Mulets deux ou trois heures plus tôt.

Le 30, Miss Isabella Stratton a séjourné aux Grands Mulets. Le porteur Simond, qui avait été assez fortement contus dans sa chute, préféra ne pas tenter de nouveau cette périlleuse entreprise. La caravane, réduite à quatre personnes, partit des Grands Mulets le 31, à trois heures quarante du matin, par 13 degrés de froid. Quatre heures suffirent pour atteindre le Grand Plateau. A sept heures quarante le thermomètre marquait 19 degrés ; la température était donc à peu près la même que le 29 : le temps était superbe, mais pas aussi calme que le jour de la première ascension.

Les touristes furent émerveillés du spectacle qui s’offrit à leurs yeux et des effets du soleil levant sur l’aiguille du Midi et les montagnes de Chamonix. A mesure que la caravane s’élevait au-dessus du Grand Plateau, elle commençait à sentir le vent du nord qui soufflait avec violence et rendait la montée excessivement pénible.

Le froid devenait très vif : au sommet de la première bosse, Miss Stratton s’aperçut qu’elle avait deux doigts de la main droite gelés ; le guide Charlet et le porteur avaient aussi les mains attaquées. On prit aussitôt toutes les précautions nécessaires pour remédier à cet accident ; la caravane s’abrita aussi bien que possible et, à l’aide de vigoureuses frictions de neige, continuées pendant assez longtemps, elle parvint à ramener la circulation et la vie dans les membres compromis. Personne ne songeait à redescendre en ce moment ; chacun voulait braver la souffrance et la fatigue pour atteindre le sommet. La neige était assez bonne, et deux coups de hache suffisaient ordinairement pour tailler une marche. Miss Stratton fit preuve d’une rare énergie : luttant courageusement contre le vent du nord, elle eut enfin l’immense satisfaction d’atteindre le sommet du Mont-Blanc. Il était trois heures ; le thermomètre marquait 25 degrés.

Le soleil éclairait ce panorama sans rival qu’on n’a pu encore apprécier dans toute son imposante et merveilleuse beauté, parce que les ascensionnistes n’ont pas à ce moment la plénitude de leurs facultés, et que la fatigue qu’ils éprouvent ne leur permet pas, pendant les courtes minutes qu’ils peuvent séjourner au sommet du Mont-Blanc, de se rendre compte de la magnificence du spectacle. Il faudrait, comme dans les ascensions ordinaires, avoir le temps de se recueillir pour classer des impressions toujours confuses, parce que le champ est trop vaste et que nous sommes nécessairement écrasés par l’immensité d’un horizon sans limites. Miss Stratton a fait quatre fois l’ascension du Mont-Blanc ; mais jusqu’alors elle n’avait jamais pu jouir d’un pareil spectacle. L’atmosphère était d’une pureté absolue et le regard saisissait avec une grande netteté les reliefs ; la neige couvrait les montagnes et les plaines à perte de vue ; l’Italie même représentait, pour l’intrépide alpiniste, l’image de l’hiver parfait. Ces expressions, dont s’est servie Miss Stratton, donnent une idée de la nature du spectacle qui a captivé pendant plus de trente minutes les regards de la courageuse caravane. La descente aux Grands Mulets a duré quatre heures ; le retour à Chamonix s’est effectué le lendemain 1er février et, à six heures et demie du soir, Miss Stratton était acclamée par la population, qui s’était portée au devant d’elle pour la féliciter de son triomphe. »

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Quelques mois après son retour, Isabella Straton se marie avec Jean Charlet, son guide. Et comme témoin de mariage : Gaspard Simond, qui faisait également partie de l’ascension. Elle meurt en 1918 du côté d’Argentière dans la vallée de Chamonix, non s’en avoir grimpé d’autres sommets dans le massif du Mont Blanc. La Point Isabella lui est dédiée, elle l’avait gravie avant cette hivernale au Mont Blanc.

Pour en savoir plus sur l’histoire de la cordée Straton-Charlet, vous pouvez lire Amours scandaleuses au Mont Blanc, de Marcel Pérès, Editions Guérin. | Commander ici !

Plusieurs orthographes coexistent pour son nom : Straton ou Stratton. Dans le texte original reproduit ci-dessus, on trouve Stratton. Illustration Isabelle Straton, à droite © DR

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Arnaud P

Passionné par l'univers de la montagne sous tous ses aspects, Arnaud est membre de la rédaction d'Altitude.News ! Originaire du sud de la France, ça ne l'a pas empêché de s'installer un temps en Savoie ! Il écrit des articles dans les catégories : Alpinisme, Rando/Trek, Business et Nature. Pour le contacter directement : arnaud@altitude.news !

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