Face aux évolutions du climat et au recul de l’enneigement induit, la montagne française s’engouffre de façon plus ou moins volontariste dans une phase de transition. L’issue de cette évolution n’est pas vraiment connue et sans doute différente en fonction des contextes, mais tout l’écosystème économique de montagne est concerné, au-delà des activités liées à la neige et même plus largement du tourisme.
« Développement durable », « responsabilité Sociale et Environnementale », « Protection de l’Environnement ». Ces mots clés sont désormais omniprésents alors qu’ils étaient absents de la communication de la majorité des stations de ski il y a encore quelques années. Si l’évolution du marketing, en ligne avec de nouvelles attentes des clients, est très visible ; qu’en est-il de la transition en pratique ? Comment les communes et opérateurs touristiques passent-ils de la parole aux actes ? Plongée dans les Alpes en quête de transition.
L’insoluble mobilité carbonée
Samedi 28 décembre 2024, la circulation est ralentie aux abords d’Albertville (Savoie), sur la route des stations de Tarentaise. Comme tous les samedis d’hiver depuis des décennies maintenant, le calme de la vallée est interrompu quelques heures durant par un défilé incessant de voitures. Elles ne s’arrêtent généralement pas et filent tout droit vers les stations de sports d’hiver. Le transport, qui représente près de 52% de l’empreinte carbone du ski, n’a vraisemblablement pas entamé sa transition.
Si les trains sont remplis, et les capacités des lignes proches de la saturation selon la SNCF, les skieurs voyageant par le rail restent une minorité. Aux Arcs, où le TGV arrive au pied d’un funiculaire qui conduit confortablement les visiteurs jusqu’aux pistes (une des rares destinations ski optimisée pour l’arrivée en train), on plafonne pour l’instant à 25% des clients. Quant aux tentatives de certains opérateurs d’affréter des trains supplémentaires, l’échec de l’appel d’offres de la Compagnie des Alpes pour son Travelski Express n’est sans doute pas un signe très encourageant.
De fait, les communes de montagne et les gestionnaires de domaines skiables n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre face aux choix des opérateurs ferroviaires : « on peut pas faire grand-chose » lâche le maire d’une commune de Maurienne pour qui le sujet n’est pas une priorité. Si la décarbonation du premier poste d’émissions du secteur est sans doute un axe important de toute stratégie de transition, elle n’est pas si évidente à enclencher.
Et quand Tignes promet de « voyager responsable » avec son nouveau service Go-Tignes qui permet d’organiser son trajet, un skieur venant de Lille, Brest ou Bordeaux se voit proposer un trajet… en avion. Alors que certaines destinations renoncent à leurs plans marketing à destination des populations long-courrier, d’autres sont encore présentes sur les salons du tourisme dans les pays du golfe ou éditent leurs brochures et sites web en chinois.
Questionnées sur la mobilité, plusieurs stations avancent leurs projets d’ascenseurs valléens. Si ces infrastructures couteuses peuvent avoir un impact sur la baisse des émissions, elles concernent les derniers kilomètres et ne peuvent constituer l’alpha et l’oméga sur le sujet des mobilités.
Innovations pertinentes ?
Cet hiver, la station l’Alpe du Grand Serre a bien failli plier boutique. Du reste, elle est en sursis pour un à deux ans. L’évolution de l’enneigement a rendu la viabilité économique de la station très précaire et les collectivités locales peinent à suivre. Ce sursis doit permettre à l’Alpe du Grand Serre de devenir un « laboratoire innovant » en termes de transition.
Fabrice Bouchet, patron de SATA-Group AEON (notamment opérateur de l’Alpe d’Huez et des Deux Alpes), veut proposer un projet disruptif pour cette destination qui en l’état est vouée à la disparition. « Quand il fait 40°C à Grenoble, l’Alpe du Grand Serre peut devenir un refuge climatique ». Et de lister tout ce qu’il faudrait proposer à une clientèle urbaine rejoignant la station après sa journée de travail : « remontées ouvertes en soirée, bivouacs dans la montagne, activités de fin de journée… », une telle destination pourrait devenir « un poumon de respiration aux portes de Grenoble » affirme-t-il.
La montagne comme « îlot de fraicheur », exemple de diversification qui n’est pas sans poser de questions. Certains opérateurs ayant en tête la montée en gamme, la démultiplication des équipements et des infrastructures. Et cette tendance s’accompagnant de nouveaux publics, peu habitués à la montagne et à ses usages actuels. « Au-delà des conflits d’usage, cette demande croissante questionne la pertinence, économique et environnementale, de la diversification si souvent convoquée comme une perspective de transition environnementale » souligne Dominique Kreziak, professeure à l’Université Savoie Mont Blanc et directrice de la Chaire Tourisme Durable*.
Vous avez dit diversification ?
La diversification serait donc un élément majeur de cette transition. Certaines destinations vantent une diversification des activités touristiques 4 saisons, (ou 2 saisons dans bien des cas). Elle prend souvent la forme d’une installation de toujours plus de tyroliennes, de luges sur rail ou autres complexes aqualudiques. Le rapport de la cour des comptes de février 2024 le soulignait : « d’une station à l’autre, on retrouve ainsi très souvent le même type d’équipements : luges d’été, tyroliennes, parcs d’activités incluant parcours d’aventure ou espaces de baignade, espaces aqualudiques ».
Sauf que cette approche n’est pas aussi lucrative que le ski, et que l’avenir de ces écosystèmes économiques passe peut-être par une ouverture au-delà du seul tourisme. Développer l’habitat à l’année, attirer des entrepreneurs, offrir des opportunités de télétravail, accompagner l’implantation de jeunes agriculteurs ou la reprise d’exploitations. Pas simple quand le tourisme a une position centrale et que se loger à l’année en montagne est (presque) mission impossible sans un portefeuille de millionnaire. « On s’intéresse aujourd’hui plutôt au perfectionnement du modèle passé qu’à l’invention d’un nouveau modèle. » soulignait le géographe Philippe Bourdeau dans une interview de 2021 appelant les territoires à être moins dépendants du seul tourisme.
On continue d’artificialiser ?
En matière d’urbanisation, le « On continue comme avant » peut sembler toujours la règle. Les grues qui pullulent en été et les ouvertures de résidences flambant neuves l’hiver venu en témoignent dans nombre de stations. Sans compter les projets dans les cartons parfois très décriés, à l’image de Risoul 2000 dans les Hautes-Alpes. Par comparaison, la rénovation du patrimoine bâti n’est pas une sinécure. Notamment avec le casse-tête de copropriétés aux centaines de membres, aux intérêts, logiques et moyens à géométrie variable.
L’initiative de la commune des Arcs Bourg Saint Maurice de décréter un moratoire sur les nouvelles constructions touristiques est à ce titre l’exception plutôt que la règle. Pourtant, « il était temps de prendre le temps de réfléchir » nous raconte Guillaume Desrues, maire de la commune. Il nous explique aussi que la transition n’est pas possible sans un volet social solide. La réhabilitation d’un quartier de Bourg Saint Maurice devait laisser la place à une résidence de tourisme luxueuse, elle se transforme finalement en habitats pour les locaux (en partie en logements sociaux) et en friche artistique.
Le maire a bien conscience des atouts de son territoire pour réussir sa transition : « une ville qui vit à l’année, le train », une station d’altitude florissante qui n’a pas encore de problèmes d’enneigement : avec ces avantages, « si on n’y arrive pas, les autres n’y arriveront pas ! » souligne-t-il avec humilité. Tous les territoires ne sont effectivement pas égaux face à la transition.
Et donc ?
Le maintien d’une activité économique viable avec une place différente pour le tourisme, le casse-tête de l’hébergement vétuste et énergivore d’un côté, inabordable de l’autre, la délicate question des mobilités… autant d’ingrédients compliqués à mélanger dans une recette de transition. En sciences sociales, le courant des « transition studies » souligne les mécanismes qui tendent à renforcer le modèle dominant. La dépendance économique de certaines régions, le verrouillage d’acteurs locaux réticents à modifier un système qui fonctionne à court terme, l’ancrage culturel profond du tourisme dans l’image locale, autant d’obstacles qui viennent compliquer le changement.
Chaque acteur tente d’écrire sa feuille de route, à son rythme, sans qu’une impulsion ou une stratégie nationale ne clarifie véritablement le chemin. Dans les années 1960, quand il s’est agi de lutter contre la désertification des régions de montagne et de créer ex nihilo un véritable secteur économique, l’Etat a lancé son Plan Neige. Accompagnant la création de dizaines de milliers de lits dans des stations bâties pour l’occasion. Aujourd’hui, la Cour des Comptes explique que « les politiques d’adaptation restent en deçà des enjeux », le plan « Avenir Montagnes » focalisé sur le volet touristique aide mais reste loin du compte. De l’aveu même de Dominique Faure, alors ministre déléguée auprès du ministère de la transition écologique et impliquée sur le dossier : « il reste encore beaucoup à faire en matière de transition écologique et pour faire évoluer le modèle économique des territoires de montagne, pour le rendre plus résilient ».
*citation issue des travaux prospectifs du Cluster Montagne, condensés dans leur dernier cahier de tendances.
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